
Une Noble Cause
Il doit mourir !
Voilà des heures qu'elle attendait assise sur sa chaise, immobile, en répétant inlassablement ces quelques mots et en appuyant sur chaque syllabe comme pour en matérialiser le sens. Elle se le répétait tout bas comme un secret que l'on murmure pour soi-même, une obscure incantation que les murs même ne devraient entendre. Mise à part l'agitation de ces mains fripées et tremblantes, rien ne laissait transparaître l'état de nervosité dans lequel elle se trouvait. Sa respiration était calme - ou du moins le paraissait - et son visage, fermé à toute émotion. Elle avait les yeux mit-clos et ne prêtait guère attention à la tisane de foin qui s'impatientait devant elle. Aussi, pour passer le temps, cette dernière fumait en se racontant des histoires de tisanes. Ce qui a vrai dire n'était pas très intéressant.
Iris avait vêtue cette jolie robe couleur miel qu'elle aimait mettre pour les grandes occasions. Cette même robe qu'elle portait en son jeune âge lorsqu'elle avait rencontré Astor ; une belle nuit de bal avec des loupiottes qui virevoltaient dans les airs portées par la cadence d’un accordéon, de cuivres et de violons. Elle avait remontée ses cheveux cendré et s'était fait un chignon en forme d'abeille. En plus d'aller de paire avec la robe, cela relevait les traits fins de son visages. La discrète broche qui maintenait son chignon était l'unique bijou qu'elle portait. Malgré les flétrissures que l'âge avait imposé à son corps, elle était restée une très belle femme. Et peut être aujourd'hui l'était-elle encore plus, ayant acquis cette beauté particulière que seuls ceux qui ont sût vieillir avec malice ont le secret.
Ils avaient formés jusques lors un couple heureux, ayant survécu aux intempéries de leur génération, unis pour le meilleur mais aussi le pire. Car leurs vies n'avaient pas toujours eut le faste que leurs sourires enfantins laissaient paraître. Ils n'étaient bien sûr plus tout jeunes. Cependant cela ne les empêchait guère de veiller jusqu'à ce que l'aurore ne les surprenne, étouffés par un rire grave et fatigué, mais l'esprit encore échauffé par l’excitation que révèle un bon vin et les souvenirs d'une époque insouciante et si lointaine qu'elle semblait inventée pour complaire l'imagination des deux ancêtres qu'ils étaient.
Seule cette sordide histoire qui tournait éternellement en boucle et ne trouvait aucune fin convenable avait finit par cerné un peu leur regard et faner leur sourire au coin des lèvres. Ils avaient - comme pour ainsi dire - vieillit plus vite ces dernières années. Malades non pas corps, mais de l'esprit.
Il devait accepter la vérité et mourir ! C'était inéluctable !
De temps à autres, elle ouvrait deux beaux yeux hagards qui semblait chercher une réponse dans les objets environnant. Elle jetait un furtif regard sur la vieille horloge du salon. Puis au plafond comme si cette réponse pouvait provenir du premier étage. Mais non, le silence régnait à l'étage et l'horloge même semblait avoir bailloné le tic-tac régulier que marquait l'imperturbable et héroïque avancée du temps sur le cadran.
Devant elle, la tisane de foin n'avait plus rien à fumer. Vexé qu’Iris ne l’eut pas même touchée, elle s’était mis-en-tête de refroidir et d'être imbuvable.
Une dernière fois, avant de fermer à nouveau les yeux, Iris scruta l'horloge : la grande aiguille...
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… La Grande Aiguille traversait la forêt de Moinslequart au pas de course. Il n'y avait pas un instant à perdre ! La tyrannie de la Petite Aiguille devait prendre fin cette nuit même. L’époque était propices pour de grandes révolutions ! Approchait une ère nouvelle qui ne se trouverait plus marquée sous le sceau de l'asservissement du temps par les Heures, ni le massacre quotidien et mécanique des Secondes. Combien étaient-elle, à chaque instant, à succomber dans la plus grande indifférence de tous ?
C'était une aiguille fiers, de taille fine et de stature haute. Agile comme toutes celles de sa lignée. En dépit de ces origines de haut rang, elle avait décidé de consacrée sa vie à défendre les plus démunis et, jadis avait juré sur l’autel de l’Exact, l’Infini et l’Immuable - les trois divinités du cadran - que seule la mort de cette naine despotique ou bien sa propre mort pourrait la détourner de sa glorieuse entreprise.
Arrivée prés du Dix, elle descendit de sa monture et l'attacha à la branche du Un. Puis continua encore cinq minutes à pieds. Peu à peu les bois humides qui envahissaient l'Occident du Cadran, s'amenuisèrent et laissèrent place à une lande rocailleuse où se faufilait un sentier rude et escarpé. Le vent, soudain plus intense, balayait une végétation avare et malade, parmi laquelle l’œil se perdait en vain à la recherche d'une masure. Témoin qu'il y ai encore âme qui vive dans cet univers dévasté. Peu de Secondes étaient restaient en ces terres de martyr où les fleuves même semblaient s'étrangler de soif et n'offrait qu'une eau croupie. Celles qui n'avaient pas étés exécutées pour le simple et bon plaisirs des Heures, avaient immigrés vers l’Orient avec l'espoir d'y trouver une vie plus heureuse. Loin de cette poussière qui rappelait à chacun son destin. Loin de ces pierres dont on ne savait plus si elles étaient depuis toujours en ces lieux ou bien s'il s'agissait d'une tombe nouvelle abritant le corps d'un être chère mais dont le nom, déjà avait été effacé par les intempéries. Combien de caravanes, jours après jours, apparaissait à l'horizon, gorgées de jeunes Secondes encore mues par l'illusion d'une vie recueillie dans les contrées du Marquis de Quinze. Or, si la végétation y était plus riche, leurs destins n'en étaient pas moins incertains, car l'infamie régnait en tout lieux du Cadran et nul n'était hors de sa portée.
Bientôt apurent les deux colosses de pierre qui formaient l'Arc du Onze ; vestige d'une civilisation oubliée et de laquelle n'était resté que de glorieuses légendes. Quelques cantiques aussi, narrant les exploits d'un héro dont personne ne se souvenait vraiment s'il eut un jour existé. Derrière ces mystérieux et imposants gardiens s'ouvrait le passage qui menait au sommet du Cadran. Il s'agissait d'un escalier abrupte taillé à même la roche et donnant de pars et d'autre sur un gouffre dans lequel l'écho, déformé par la troublante obscurité, s'éteignait dans une complainte lugubre. Avant de s'aventurer au-delà du Onze, La Grande Aiguille dégaina sa lame et la fit lentement miroiter aux derniers rayons du crépuscule que les nuages filtraient, comme pour en juger la souplesse et s'assurer de la fidélité de celle qui l'aiderait à accomplir sa destinée. Puis d'un geste rapide, la planta devant elle et s'agenouilla. Elle invoqua la miséricorde des divinités afin qu'elles lui donnent la force de vaincre son ennemie et lui pardonne le péché qu'elle allait commettre au nom d'une noble cause. Puis elle chanta doucement pour elle-même, afin d'apaiser le trouble qui envahissait son cœur en cet instant fatidique. Après quelques instants encore de recueillement en silence, elle se releva et entreprit l’ascension du périlleux escalier. Elle gravissait les marches au pas de course afin de rattraper le retard.
Les ténèbres avaient maintenant envahit le Cadran de l'Horloge et seule la clarté vacillante d'une lune naufragée entre les nuages, illuminait froidement ce chemin de pénitence. Une dernière fois, elle s'arrêta pour embrasser du regard ces étendues, qui bien que regorgeant de tristes souvenirs, lui étaient si chères. Il se pouvait que jamais plus elle ne les reverrait ! A l'Orient, les lacs et les contrées fertiles du Marquis de Quinze, où de fleurissant printemps semblaient se prolonger éternellement sur les berges paisibles du Quart. C'étaient des terres d'abondance et de joyeuses ivresses en compagnie de complaisantes donzelles. Pourtant, cette frivolité n'était pas le pain quotidien de tous, mais bien d'une gente ballonnée par la famine du menue peuple. Au Sud du Cadran, sous un ciel lourd de noirs présages, l'on pouvait distinguer les lumières du Bourg de Six. Et dominant celui-ci, comme une matrone jalouse des possessions du ciel, la protubérante bâtisse de la Cathédrale de La Demie Trinité, avec ses clochers tendus tels deux bras implorant la venue d'un nouveau Messie. A l'Occident, les Forêts de Moinslequart qu'elle venait de traverser peu de temps auparavant. Enfin le Nord du Cadran : là, a la cime de ces montagnes abandonnées aux charognards, trônait la Petite Aiguille, comme un dieu au dessus de sa création.
Les dernière marches gravit, elle arriva enfin à un vaste belvédère composé de lourdes dalles de marbre. En son centre, illuminé par deux flambeaux, s'élevait le Douze, symbole de puissance et de souveraineté des Heures. Tout près, à quelques secondes de distance, assise en contrebas de l'illustre statue, reposait son ennemie, simplement vêtue d'une longue et soyeuse robe cramoisies. On racontait qu'après avoir égorgé ses victimes, elle remplissait de leur sang une grande baignoire de bronze dans laquelle elle faisait ensuite ses ablutions. De ce sinistre rituel lui viendrait le secret de l'éternelle jeunesse, ainsi que la teinte sanglante de son habit. Elle lui tournait le dos. Sa chevelure ambrée tombait en de tortueuses boucles sur les épaules et ne laissant en rien percevoir son visage.
Elle paraissait si jeune, tellement inoffensive ! Absolument rien dans cette silhouette immobile et délicate, dessinée dans l'obscurité par les lueurs dansantes des flambeaux, ne laissait deviner une nature pourtant si cruelle. Il semblait impossible qu'une si frêle jeune fille pusse commettre de telles atrocités !
D'un pas lent et incertain, avec cette étrange impression de se mouvoir dans un songe, cette crainte tenace que ne s'évanouisse subitement sous ses pieds le sol, elle s'approcha de la jeune fille. Sa main ardait comme si la lame qu'elle affirmait de toutes ses forces avait été portée au rouge. Son front devint moite ; tout son corps transpirait de terreur face à cette silhouette sans visage. Elle voulait voire la face ravagée par la haine de son ennemie. L'atrocité peinte sur les lèvres en un ignoble rictus. Ses yeux injectés du sang de celle qu'elle avait mutilée et anéantie. Alors seulement, pourrait-elle porter le coup décisif qui libérerait le Cadran du joug des Heures.
La Petite Aiguille se retourna. Avait-elle ressentie une présence étrangère dans son dos ? Le visage qui apparut était celui d'une enfant de douze années tout au plus, rayonnant et pur comme un rayon de lumière sur les eaux endormies. C'était le visage même de l’innocence ! Comment pouvait-elle asséner un coup si terrible sur un visage si beau ?
L'enfant se leva. Ses yeux étaient baigné d'une douce mélancolie juvénile. Son pas, agile et noble. On aurait dit qu'à peine son pied effleurait-il les dalles de marbre.
Elle lâcha son arme qui heurta la dalle avec une sourde plainte métallique. Elle-même tomba à genoux devant la divine apparition. La jeune fille lui sourit. Son sourire était merveilleux, enchanteur. Elle voulu également lui sourire mais son visage ne lui répondait déjà plus. Son corps entier semblait avoir cessé de lui appartenir. Soudain, elle se senti incapable de respirer. Elle suffoquait ! Une sueur glaciale envahit chacune de ses articulations. Sa vision se troubla et elle ne distingua plus que de vagues formes semblant danser sur elles-même. Elle vit encore, au travers la toile que tissait l'obscurité, son merveilleux sourire. Puis, le monde vacilla et disparut.
Chienne !, lâcha sèchement la Petite Aiguille en extirpant la dague ensanglantée du sein de son ennemie. Puis d'un geste nonchalant, elle poussa du bout du pied le cadavre qui chuta du haut de la falaise et s'écrasa non loin de la Tour du Un. Anonyme parmi tant d'autres.
Quelques part sur le Cadran, un cri émergea des entrailles de la nuit. Une mère, ayant pressenti l'accomplissement du funeste destin de sa fille majeure, s'était brusquement réveillée en poussant ce cri terrible de désolation...
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...Iris ouvrit tout à coup les yeux. L'avait-elle vraiment entendue ? Ou bien était-ce le fruit de son imagination qui, épuisé par l'attente, avait consentie à lui donner ce qu'elle désirait ? Son regard parcourra le plafond à la recherche d'un indice. Le bois grinçais : quelqu'un s'agitait là-haut ! Son corps se ragaillardi et, serrant les poings, elle scanda tout bas : Meurt, meurt, meurt !
Un grand cri rauque – quelque peu similaire au rugissement d'un lion dans une trompette – retenti au premier étage.
« Oui, enfin ! », gémit-elle. Elle senti un délicieux frisson lui parcourir l'échine. Son visage s'illumina. Elle voulu elle aussi crier de joie. Mais non ! Son cri à elle, il fallait le retenir. Elle serra les dents, afin de le maintenir prisonnier en elle. Surtout qu'il ne s'échappe pas, qu'il n'aille pas s'envoler par la fenêtre ouverte pour éclater comme un ballon de baudruche au dessus de la ville. Non, il fallait le garder en soi, le garder pour soi !
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L'encre était encore chaude sur le papier.
Astor ajusta sur ses grosses lunettes en écailles. Il se sentait fatigué. Voilà de nombreuses nuits qu'il n'avait pas dormi. Sa canadienne, couverte de poussière, dénonçait l'état d’immobilité dans lequel il s'était trouvé pendant de longues heures, voire des nuits entières. Il étira les bras devant lui Sa colonne vertébrale se déroula vertèbre craqua douloureusement. Il avait faim Ça donne toujours faim de tuer quelqu’un !
Il se leva de sa chaise, observa avec un peu de recul le corps inerte et sourit de satisfaction. Non, Il ne l'avait pas manqué !
Trois petits coup retentirent à la porte, timidement, comme pour dire que l'on ne souhaitais pas déranger, bien qu'en réalité, il s'agisse pourtant de cela. Fébrilement, il rassembla les feuilles et les remit en ordre. Son aspect lui aussi méritait un peu d'ordre, aussi passa-t-il dans la salle de bain, se rasa en hâte, enfila une chemise propre et ouvrit enfin la porte.
Iris entra, chargée d'un plateau sur lequel deux coupes de champagne pétillaient d'excitation. Elle posa le plateau sur le bureau, s'approcha de son mari et l'embrassa tendrement au front. Astor plongea son regard dans celui de sa bien-aimée. Elle était belle. Elle avait toujours été belle, mais elle l’était encore plus en cet instant précis, pensa-t-il. Les larmes lui vint aux yeux ; des larmes scintillante d'une ivresse fatiguée et sereine. Elle aussi pleurait. Ils étaient heureux. Enfin l'histoire prenait fin.
- Tu l'as tué ?, demanda-t-elle avec extrême douceur.
Un sourire enfantin apparut sur le visage d'Astor et sans répondre, il plissa les yeux en signe d'approbation.
- Je suis si fier de toi !
- Tu veux le voir ?
- Oui, montres-moi !
Le vieil homme prit le feuillet sur la table et le tendit à Iris. L'encre avait refroidit, le papier s'était raidit et avait une étrange teinte pâle. Là reposait le corps inerte de Santiago. Iris lui passa la main sur le visage et doucement lui ferma les yeux.
- Qu'il repose en paix ! - murmura-t-elle - Mais je ne comprends pas, l'heure… ?
- Je l'ai changée, je trouvait que le crime à minuit, c'était un peu ringard !
- Tu as raison, c'est certainement mieux ainsi ! As-tu trouver un titre ?
Il réfléchit un instant.
- Ombre Blanche sur Peau Noire, qu'en dis-tu ?