
Au creux d’une montagne, perdue au milieu d’un désert, une communauté aux allures utopiques a érigé un havre de vie et de paix : Les Oréades. Les générations se sont succédées et les enfants ont grandi avec la certitude que rien d’autre n’existait au-delà des portes du désert. Pourtant, l’arrivée d’étrangers va complètement bouleverser leurs croyances, ainsi que le fragile équilibre de la communauté. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Quel est ce monde jusqu'alors insoupçonné qui surgit et s’anime par leur présence ? Et cette guerre qui les suit à la trace comme une bête féroce ?
Sous l’apparence d’une fable futuriste, ce sont pourtant bien des sujets d’actualité qui sont ici abordés tels que l’immigration, l’environnement, le système de valeurs dont nous héritons et celles que nous décidons de transmettre à nos enfants, notre rapport à la mémoire ou encore le rêve d’une société parfaite.
Première Partie, Scène 5 : Oublier
Une commissure dans la roche, aménagée en une geôle de fortune. Lumière d’une torche. Eumyde. Kheimon. Le corps inerte de Serenn.
Kheimon : Cette blessure... C’est un limier, n’est-ce pas ? Ce matin encore il rôdait autour, reniflait l’échine de cette montagne, grattait la roche à la recherche d’une prise, d’un passage pour se hisser jusqu’à nous. Est-ce que vous… Est-ce que tu es… marqué ?
Silence.
Tu dois me répondre, c’est important… Comprends-tu, nous sommes tous en danger si c’est le cas.
Eumyde montre la cicatrice qu’il porte au poignet. Kheimon grimace.
Le prix de la liberté. Je suis désolé pour ton frère. Eumyde… Je… Nous avons essayé… Il avait perdu beaucoup de sang… trop.
Silence.
Les gardiens étaient prêts à se battre contre cette chose mais ils ne sont que des enfants face au monde extérieur. Ils n’ont aucune idée du danger qu’ils affrontent.
Silence.
Pourquoi ai-je confiance en toi ? Peut-être le besoin de voir un autre visage. Quelqu’un qui me comprenne silencieusement. Personne n’entre ici. Personne ne sait que nous sommes là. Nous n’existons pas de mémoire d’homme. Et c’est certainement mieux ainsi. Pourtant, votre présence nous rappelle qu’il y a un monde, tout un monde oublié au profond de nous, que nous avons tenté d’oublier, mais qui resurgit plus que jamais maintenant que je te vois devant moi. Tu le portes sur ton front, il suinte de sa blessure, se reflète dans les mots. Des mots que nous avons cessé de prononcer afin de désapprendre ce qu’ils représentaient. Mais tu les as apportés avec toi, tel un bagage. Et maintenant, les voilà qui surgissent plus vifs que jamais. Crois-moi, il faut les oublier ! Rien de ce qui existe à l’extérieur ne doit exister ici. Oublie qui tu étais, oublie le monde que tu as connu !
Silence.
Tu n’as rien dit, rien mangé depuis deux jours. Ton silence fait écho à celui de ton frère. Demain, nous rendrons son corps au désert. Ainsi le veut la tradition des Oréades. Tu es le bienvenu, Eumyde. Je sais que l’accueil est un peu brutal, nous n’avons guère l’occasion de recevoir beaucoup de visiteurs. Homme libre, tu le seras ici. Si tu te plies à leurs lois, ils t’accueilleront tout comme ils m’ont accueilli. Celui qui n’a plus rien à perdre a tout à gagner.
Eumyde : Toi aussi… Tu as choisi d’oublier.
Kheimon : Je n’étais qu’une âme errante dans les tourments d’un monde dévasté. J’ai choisi de vivre.
Kheimon sort.
Eumyde : Oublier ? Mon cœur est une coulée de boue et de feu. Est-ce que je pourrai oublier ? Ils veulent te rendre au désert... Le vent et la poussière chaude pour bercer ton sommeil.
Il récite :
Il est des jours
Où la rosée abandonne la branche pour remonter au ciel.
Où un arbre renaît des braises qui l’avaient consumé.
Là où tu reposeras, une forêt recouvrira bientôt le désert, une forêt qui portera ton nom. Dors, petit frère, aujourd’hui mes larmes abreuvent la terre. Demain, mon rire peuplera d’oiseaux les arbres.
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Cinquième Partie, Scène 3 : Le Cauchemar
Arriphé, la communauté des Oréades.
Arriphé : J’étais dehors, dans le désert. Je rêvais que je m'éveillais dans le désert. La bouche pleine de poussière, le corps nu déjà chauffé par le soleil. Je suffoquais, ne comprenais pas ce qui m’arrivait, où je me trouvais. J’ai d’abord vu l’horizon dilué par la chaleur, ce blanc d’albâtre qui voile le bleu du ciel, nous éblouit à nous en crever les yeux. Cette étendue de poussière, capable de rompre l’espoir en l’homme comme un pot en terre. La voilà qui m’envahissait de toute part, envahissait chacun de mes pores pour assécher toute vie en moi. La gorge en feu, je cherchais autour de moi une source sachant bien qu’il n’y en aurait aucune. Pourquoi étais-je dehors ?
Une voix m'appelait. Tout près. Une voix que je connaissais sans la reconnaître. La voix s’est tu soudainement. Je les ai vus. Ils étaient à quelques pas, devant moi, Elhoura, Eumyde et Tolma, nus eux aussi, blottis l’un contre l’autre pour se faire mutuellement de l’ombre, comme si leurs corps réunis pouvaient créer un refuge contre le soleil. Ils étaient là, le visage calciné par la lumière. Mais pas assez pour que je ne puisse les reconnaître. Ce n'était pas le soleil, ni la soif, ni je ne sais quoi qui les avait tués. Mais la morsure de la solitude ! La certitude que personne ne viendrait plus leur ouvrir les portes ! Combien de temps, les poings en sang, avaient-ils continué à marteler ? À crier de toutes leurs forces jusqu’à ce que la soif les prive de voix ?
Je voulais pleurer mais aucune larme ne pouvait jaillir de mon corps. Je voulais moi aussi crier ! Non pas pour que l’on vienne m’ouvrir, seulement pour que mon cri soit une dernière prière pour leur âme. Qu’ils m’entendent depuis l’au-delà et sache qu’il y a encore quelqu’un qui se souvient d’eux. Que moi, je n’ai pas souhaité leur tourment, que je n’ai pas souhaité leur mort, à aucun d’entre eux.
Puis, devant moi, le squelette à nu, c’était une montagne de corps. Tous ceux à qui on avait refusé l’asile. Qui avaient comme les premiers Oréades, fui la guerre pour se retrouver à mener une guerre encore plus perfide contre les éléments.
Un cauchemar, tout cela était un cauchemar. Ou peut être pas. Ces voix, je les ai vraiment entendues. Les portes sont maintenant grandes ouvertes, je suis sorti. La nuit déshabillait les corps, les rendait presque vivant. J’ai trouvé le corps de mon amour. Il respire encore. Ce corps que vous voyez, dit toute la vérité. Cette marge de vie que vous préservez, la voici, dans ce corps souffrant, celui d’Eumyde.