
La Dixième Tentative
I
Les festivités étaient terminées ! Peu à peu, les invités s’étaient dispersés, ivres et contents d’être venu. On avait mis le nain dans la boite, ramassé les assiettes, les couverts et les innombrables bouteilles vides qui jonchaient ici et là au sol. La grande table avait disparu de la rue principale ainsi que les guirlandes en papiers accrochées aux branches des arbres. Seul le teinturier, à quatre pattes au milieu de la rue, était encore occupé à teinturer l’horrible tâche couleur ocre.
À l’aide d’un vieux chiffon imbibé d’eau de javel, ce dernier humidifia la tâche, qui, progressivement perdit sa couleur. Restait donc – contrastant avec la jolie teinte gris-sale du goudron, une horrible absence de tâche d'un blanc immaculé. Puis celui-ci sortit de sa sacoche en cuir une panoplie de flacons aux couleurs arc-en-ciel qu’il aligna avec le plus grand soin devant lui en respectant l’ordre chromatique de la gamme en Ré mineur (sans respecter les dièses, bien sûr). De sa salopette apparue une petite flasque en étain dont le contenu s’évanouit aussitôt dans les profondeurs abismales de ses entrailles. Il la remplie aussitôt en mélangeant plusieurs teintes et goûta ; cela avait un léger goût de « Honeysuckle Rose » (sans les dièses, bien sûr, ce qui laissait une saveur désaccordée en fond de palais). Il versa le mélange sur l’absence de tache, le blanc se désimmacula et passa au jaune japonais. Le teinturier pesta, il y eut une réaction atomique, du sol s’éleva un champignon de fumée noire, le japonais disparut et la rue reprit enfin son aspect naturel.
II
Assis sur son muret, Silencio observait le teinturier remballer son matériel, puis disparaître au coin de la rue en sifflant joyeusement un standard de jazz. Il était un peu déçu que cela se soit si vite terminé ; il lui restait encore un bon demi-cadran avant de reprendre le bus pour Villa Triste. Au fond de ses poches, il trouva les pépins de pomme que lui avait refilés Roméo plus tôt dans la journée. Il les compta : il y en avait sept. Il se dit d’abord qu’il pourrait les planter, et peut-être d’ici une dizaine d’années aurait-il sept pommiers qui lui offriraient leurs fruits. Mais dans une dizaine d’années, certainement, serait-il déjà en Europe où les pommiers poussent par milliers dans les rues des villes. Il se dit alors qu’il pourrait les conserver et y ajouter d’autres pépins que Roméo aurait la bonté de lui donner, et ainsi les revendre au kilo. Peut-être qu’un riche entrepreneur, désireux de monter une plantation de pommiers, les lui achèterait à prix fort. Combien de pépins lui faudrait-il pour obtenir un kilo ? Il soupesa les sept pépins dans la paume de sa main. Beaucoup trop ! Il se demanda enfin quel goût pouvait avoir un pépin de pomme. Le goût du fruit, de l’écorce ou de la terre ? Il avala les sept pépins d’un coup, les croqua. Cela n’avait ni le goût du fruit, ni de l’écorce, ni de la terre. C’était infect !
En vérité, Silencio ne fait pas vraiment partie de cette histoire, mais comme il passait par là et qu’il n’avait rien de mieux à faire, il s’est assis sur le muret. Et j’eus pour dire vrai, un peu de peine à lui demander de s’en aller. Aussi, étant peu bavard, je pouvais bien le laisser là !
III
Voilà plusieurs mois qu’il tentait de sauter. Il en était à sa dixième tentative. Mais à chaque fois, cette phobie tenace du vide qui le tourmentait depuis sa plus tendre enfance, l'avait empêché d’accomplir l’acte espéré. Étant retourné voir son freudologue ces dernières semaines, il se sentait désormais beaucoup mieux. Sa phobie avait définitivement disparu ainsi que la totalité de ses économies. N’ayant dés lors plus rien à perdre, il pouvait sauter la conscience tranquille.
L’homme qui s’était jusques a présent, tenue respectueusement à quelques mètres, s’approcha, présentant que le jeune homme était enfin disposé.
— Mon fils, je crois qu'il est temps de se confesser ! - annonça le nouveau venue d'une voix qui se voulait le plus solennel possible.
Gypsie se retourna, surpris par la voix rauque du paroissien dont il avait oublié la présence.
— Vous avez raison, mon Père, je vous écoute !
L’homme suait à grosses gouttes et confus ne savait visiblement pas par ou commencer.
— Allons mon Père, n'ayez crainte, il n'y a personne pour vous entendre, et je serais plus muet qu'un mort.
— C'est-à-dire que... enfin... Voilà, j'avoue... avoir péché !
Il avait la gorge en nœud de trèfles et baissait les yeux, le regard cloué au bout reluisant de ses semelles sur lesquelles on aurait pu voir un ange passer. Il ne s’était senti aussi mal que le jour de sa première émission séminale.
— Eh bien racontez-moi ça, l’encouragea Gypsie impatient d’en terminer avec les saintes formalités.
La soutane trempée de sueur collait à la peau du prêtre. On devinait en dessous, sa cage thoracique dans laquelle s’ébattait un oisillon anxieux de retrouver la liberté. Les battements d’aile soulevaient en cadence le tissu noir et de temps à autre s’échappait un froufrou de plumes par une manche.
— ... des hosties avariées, lâcha-t-il enfin le prêtre d’une voix sourde et noyée de honte
— Ce n'est pas si grave que ça, s’exclama Gypsie qui s’était attendu à quelques anecdotes plus triviales. Allons, je suis certain que vous devez pouvoir trouver mieux !
La main sur la poitrine, l’homme tentait de toutes ses forces de retenir la porte de la cage. Puis il céda. L’oiseau se dépatouilla dans le repli de la soutane et une fois tiré d’affaire s’envola.
— J'ai uriné une fois derrière l’autel... C’était en pleine messe, je ne pouvais plus me retenir, je me suis agenouillé mine de rien, en signe de prosternation, et… J’ai sorti le petit Jésus…
La voix de l’homme s’était perdue sans terminer la phrase, plus grave que jamais. Mais encouragé par le rire franc qu’avait provoqué cette révélation chez le jeune homme, l’homme reprit bientôt avec plus d’entrain.
— J'ai aussi reluqué sous le jupon des nonnes lorsqu’elles montaient au dortoir !
La vision de leurs jambes de cire dont l’origine s’évanouissaient dans l’obscurité de l’habit, avait ragaillardi son homme.
— Oh, oui, ce qu’elles étaient mignonnes avec leur livre de sermons sous le bras. Surtout la jeune Margot qui se rendait partout avec son chat ! Mais il y a pire !
Ses yeux brillaient maintenant avec malice.
— Pire ?
— Je confesse avoir gardé pour mon compte l'argent de la collecte !
— Mais voyons, tout le monde l'aurait fait. Il n’y a pas de quoi s’en vanter !
— Vraiment ! Vous aussi, vous l'auriez fait ?
Il était déçu que ces péchés soit en fin de compte d’une banalité quelconque, a porté de la première brebis galeuse venue. Aussi aurait-il aimé avoir à confesser une faute digne de la postérité. Il chercha dans les catacombes de sa mémoire une borgieuserie digne de renommée. Son visage s'illumina.
— Vous voulez vraiment entendre le pire du pire ?
Sa voix fulminait maintenant d’orgueil et de petites étincelles rouges s’échappaient entre ses lèvres gercées. Oui, les générations futures se souviendraient de lui.
— Absolument ! Pourquoi croyez-vous que vous êtes ici !
Le sacerdoce se caressa le nez avec suffisance.
— Voilà, je me suis masturbé en lisant le coran !!!
— Foutre-Dieu !
Le prêtre blêmit au juron, mais comme après tout ce n'était pas lui qui l'avait proféré, il se signa trois fois et oublia.
— Mon Fils, ne jurez pas !
— Mais c'est sacrément dégueulasse !
— Je vous en supplie, si vous saviez comme je m'en repens...
— Bon d’accord, je vous pardonne !, et il releva le pauvre homme qui s'était piteusement agenouillé devant lui.
— Voilà, vous êtes content ? Mais promettez-moi de ne plus le faire ! Pensez plutôt à la jeune Margot avec son chat, c'est quand même plus convenable.
— Je vous le promets, je ne le ferais plus !
— Croix de bois…
— … Croix de fer, si je mens, je vais en enfer ! - termina le prêtre qui connaissait ses rengaines ecclésiastiques - Et surtout lorsque vous le verrez, dîtes lui du bien de moi, dîtes lui que je me suis repenti et que j'ai promis de ne plus le faire !
— C'est bon, je lui dirai, dit Gypsie conciliant.
L’ombre d’un doute plana au-dessus de l’immeuble, occultant momentanément le soleil. Il faisait tout un coup plus frisquet et Gypsie tressailli. Puis le doute passa.
— Lorsque je verrai qui ?
— Comment qui ? Mais le bon Dieu, pardi !
— Ah, lui ! Bien sûr... Enfin, vous m’en voyez désolé, mais je doute fort que je le verrai, je ne suis pas croyant !
— Pas... Croi… croi… yant… !!! - croassa le prêtre abasourdi - Fils de Marie-Madeleine, tu m'as bien eu !, et il décrocha une droite de Dieu-le-père en plein milieu de la figure de son interlocuteur.
Puis sans demander son reste, il s’éclipsa Dieu-seul-sait-ou.
IV
Les parents du futur défunt avaient organisé une grande fête en l'honneur de sa dixième tentative. On avait dressé au milieu de la rue une grande table et pendu d'un arbre à l'autre des banderoles. Autour de la table étaient assis (dans l'ordre de gauche à droite, puis en faisait le tour de droite à gauche) : une demi-douzaine de ses amis d'enfance, trois compagnons d'université, sa petite amie vêtue pour l'occasion d'une jolie robe à fleurs tropicales, l'amant de sa petite amie, son père, un nain, sa mère, son petit-frère, son meilleur ami, trois poètes avec des gueules de trotskistes mal-rasés et une autre demi-douzaine de ses amis d'enfance. En bout de table, à angle cardinalement opposé au nain, se trouvait un inconnu en veste de tweed que personne n'avait invité et qui s'ennuyait avec une courtoise condescendance. Enfin, plus loin, assis sur son muret, Silencio (qui n’a rien à faire dans cette histoire).
On avait déjà entamé cinq bouteilles de vin et sorti le clown de sa boite – immédiatement celui-ci voulut prendre la fuite, mais l'inconnu en veste de tweed l'avait prise avant lui ; on lui mit donc une laisse et les invités le forcèrent à exécuter des clowneries en lui piquant les jambes avec leurs fourchettes.
V
Du dos de la main, Gypsie essuya le sang qui lui coulait le long de la figure. Il prit un peu d'élan et sauta.
VI
À la sixième bouteille, le père se leva, chancelant, grimpa sur la table et demanda le silence afin de porter un toast à la mémoire de son fils. On le lui donna ; il posa une main sur le cœur, s'éclaircit la gorge et leva son verre bien haut. Les invités applaudirent aussitôt afin de s'éviter la peine d'une longue et ennuyeuse harangue, et le discours s'acheva avant d'avoir commencé. Profitant de la distraction de tous, le clown embarqua une bouteille de vin et se réfugia sous la robe de la petite amie qui émit un drôle de gloussement et, se tournant vers son amant, lui décrocha un regard qui éleva la table de plusieurs centimètres.
L’un des invités s’écria : « Le voilà ! », et tous levèrent la tête en criant à pleines dents « Gypsie, Gypsie, Gypsie ! »
VII
Les deux bras écartés, Gypsie survolait la rue où se déroulaient les festivités, profitant de cette douce sensation de liberté pour exécuter avec grâce deux-trois pirouettes dans les airs pour le plus grand plaisir de tous. Il fut cependant bien vite rattrapé par la Loi de la pesanteur ; celle-ci lui mit gentiment la main sur l'épaule et lui fit comprendre qu'il lui fallait tomber. Gypsie protesta, mais la Loi étant inflexible. Alors il se résigna et tomba.
VIII
Il attendait depuis un bon quart d'heure une main tenant le pinceau, l'autre la palette, et commençait à sentir une courbature dans la jambe gauche. Pour gagner un peu de temps, il avait peint le cadre de la fenêtre, le ciel bleu avec trois nuages blancs qui vagabondaient vers un destin incertain, un clocher, un bout de la ville au loin, la poussière dorée sur le rebord de la fenêtre. Ne manquait plus que le sujet principal du tableau : le suicidé ! Une œuvre qu’il pourrait vendre a très bon prix aux parents du défunt, se disait-il. Après tout chacun fait son beurre comme il peut, alors pourquoi pas sur le dos des morts.
Voilà, en un clin d’œil, le sujet se trouvait devant lui ! Martin entra en transe. Sa pupille s’écarquilla au maximum, afin de capter le plus de lumière possible, ainsi que de diminuer la profondeur de champ, ce qui donnerait un joli flou artistique en arrière-plan. Son corps s'ébranla instantanément comme mût par d'invisibles fils qu'agiterait un marionnettiste sous les effets d'une puissante drogue. Pour rien au monde, ne pouvait-il quitter de vue le sujet. Le temps lui manquait. Il peignait donc à l'aveuglette ; sa main sautant comme une puce de la palette à la toile. Gypsie semblait danser dans les airs. C'était beau, grandiose ! Il lui demanda de bien vouloir tenir encore la pose une dizaine de secondes, mais celle-ci étant difficile, Gypsie la lâcha et continua sa chute. « Munch !», s’écria Martin hors de lui. À peine avait-il eu le temps de faire une esquisse, et il lui manquait un détail primordial : l'expression du visage.
Sa toile sous un bras, la palette et les pinceaux sous l'autre, Martin se précipita dans l'escalier, espérant rattraper son modèle quelques étages plus bas. Sa jambe gauche prise de courbature le gênait pour avancer, aussi la laissa-t-il sur la première marche. Ce n'est que lorsqu'il rata la troisième qu'il se rendit compte de son erreur. Il roula-boula et atterrit douloureusement au quatrième étage.
IX
Lisa profitait des températures estivales pour s'adonner à une douce rêverie sur son balcon. Elle était vêtue d'un chemisier blanc qui lui arrivait au début des cuisses et dans lequel s'infiltrait tendrement la main du vent. Le tissu ondulait légèrement comme un drap tendu au milieu d'un champ de blé et derrière lequel se dessinait deux petites noisettes à point pour être croquées. Les yeux fermés, la jeune fille se délectait du plaisir innocent de voyager, sans destination précise, au gré des lignes et des courbes de son corps. Ses fines jambes se tendaient et s'étiraient avec un mouvement élastique. Soudainement, ses muscles se crispèrent. Elle eut un hoquet nerveux. Alors, elle se mordit avec violence la lèvre inférieure, essayant de contenir l’ouragan qui lui naissait dans le bas du ventre.
X
Un étage encore plus bas, Martin défonça la porte, s'excusa auprès d'un couple au beau milieu d'une séance de soda-masochisme (une pratique nord-américaine très en vogue dans les milieux populaires), se rendit compte qu'il se trouvait du mauvais côté, sorti de l'appartement, défonça la porte donnant sur le palier d'en face, s’excusa auprès d’une bourgeoise au bord de la crise cardiaque et s'installa devant la fenêtre. Juste à temps !
Il donna deux-trois coups de pinceau bien placé. La toile gémie ; des bleues apparurent là où elle ressue les coups. Enfin, pris d’inspiration, il l'acheva avec un coup de maître et la toile s’enroula sur elle-même, vaincue.
XI
Gypsie remonta de trois étages afin d'éteindre le gaz qu'une voisine avait oublié, en profita pour manger deux carrés de chocolats abandonnés sur la table, finir rapidement un sudoku et se bazarda à nouveau par la fenêtre, car les invités s'impatientaient.
XII
L’équipe de la télévision venait d’arriver sur les lieux. Le présentateur - un petit homme aux pommettes saillantes et à la bedondaine garnie - tentait tant bien que mal de reprendre son souffle par saccades de grandes inspirations tonitruantes, tel un soufflet dans un four radioactif. Ils avaient dû venir au pas de course en portant le matériel à bout de bras, la ville étant obstruée par des pics de pollution qui surgissaient sans crier gare - comme des geysers – au milieu des artères principales de la ville. Harassé par l’asthme, le petit homme ventriloquait - pour ainsi dire, plus qu’il ne commentait les événements présents.
Tout à coup, monté sur un tricycle flambant neuf et encadré par quatre gorilles en chemise blanche qui n’avaient rien de singes savants, un politicien très en vogue ces derniers mois, fit son entrée en scène à grand coup de tambours, trompettes et mielleuses chansonnettes populistes. Il suivait de prés l’équipe de télévision sans pour autant la devancer afin que ses interventions aient toujours l’air d’un heureux hasard de circonstances. Sa mine joviale était bien connue de tous et son portrait s’étalait sur les murs de la ville avec en lettres capitales, le slogan : « Qui m’aime me survive ! ». D’un geste vif, il sauta de scelle, dans une envolée de jambes déroba les quelques mètres qui le séparaient du présentateur et lui arracha le micro des mains. Après avoir répondu par un salut victorieux à l’ovation du public présent, il fit un discours concis, en portant l’accent sur l’intérêt à ce que les jeunes prennent des initiatives quant à leur avenir. Et afin d’imager ses propos, il ordonna à l’un des gorilles d’orienter la caméra sur Gypsie.
XIII
Au deuxième étage, Gypsie constata avec surprise que son arrière-grand-père était encore en vie. Constat que l’aïeul lui-même ne s'était pas fait depuis bon nombre d'années. Celui-ci, passait généralement le plus long de ses journées à jouer aux échecs contre lui-même - faute d’autre partenaire – et irrémédiablement, perdait. Aussi, mauvais joueur, il finissait par donner de pieds sous la table afin de déstabiliser son adversaire. Ce dernier ripostait de plus belle et comme toujours, ils en arrivaient aux mains. Mais son ennemi de toujours savait frapper là où ça faisait mal ! En fin de compte, ils terminaient par ne plus se parler pendant une semaine ou deux, puis, abattus tout deux par l'ennui, leur rancœur s'amenuisait et ils reprenaient la partie là où ils l'avaient laissée.
Bref, aujourd’hui, avait-il sûrement quelques rancœurs contre lui-même, car l’échiquier était rangé dans un coin de la pièce. Profitant du cessez-le-feu en ordre, le roi blanc révisait l’état de ses troupes tandis que dans le camp d’en face, ont pansait les plaies des blessés. L’aïeul – quant à lui – était agenouillé devant la télévision et tentait a force de cajoleries de rétablir la connexion : « Ma belle, ma douce, ma grande amie, soit gentille, ça va commencer d'une minute à l'autre ! Comment peux-tu me faire ça ! À moi ? Après tout le temps que nous avons passé ensemble, comment peux-tu ? N'as-tu donc pas de pitié pour un vieil homme ! Tous m'ont déjà abandonné, ce vieux tas d’os ne veut plus jouer aux échecs, la vie m'a abandonné, ce corps qui est le mien m'a abandonné, tu ne vas pas non plus toi aussi m'abandonner au moment le plus important ? Marche, merde à la fin, je te l'ordonne, marche… ! » Mais c'était une garce cette télé-là, et on n'allait certainement pas lui donner des ordres !
XIV
Enfin au premier étage, d’un geste expert le concierge récupéra le jeune suicidé grâce à un grand filet à papillons.
— Allons, allons, où va-t-on comme ça ? Et les huit mois de loyer que vous avez en retard ? Qui va me les payer ?
Cette voix nasillarde, Gypsie savait très bien a qui elle appartenait, aussi avait-il peu envie de discuter de détails financiers au moment même où il en finissait avec la vie.
— Un autre jour Monsieur. Gilbert, aujourd’hui, je n'ai vraiment pas le temps !
— Ben voyons, ces jeunes qui n'ont jamais le temps, surtout quand il s'agit de payer !
— Demain, je vous payerai, c'est promis !
— Juré-craché ?
— Foutre-Dieu, et Gypsie cracha dans l'œil du concierge.
— Demain sans faute !
— Demin, fauta Gypsie pour rigoler.
XV
Juste avant de s'écraser sur le bitume comme un fruit trop mûr tombé de l'arbre, Gypsie eut le temps de repenser à la jeune fille en chemisette abandonnant sa virginité aux caresses du vent. Il serait bien remonter quelques étages pour surprendre sa douce rêverie. Voire même la partager. Oui, avant de s'éparpiller dans tous les sens, il aurait voulu, une dernière fois...
XVI
Juste avant de s'écraser sur le bitume, tous purent clairement observer le visage illuminé du suicidé et constater une importante protubérance au niveau de l'entre-jambe. Il n'y avait là aucun doute : le salaud bandait !
Les invités applaudirent à tout rompre, crièrent plusieurs fois « hourra ! » , lancèrent des confettis et chantèrent joyeusement en chœur « il est mort le divin enfant ». Puis, ils se dispersèrent, ivres et contents d'être venues, avec une terrible envie – sans vraiment savoir pourquoi – de rencontrer une jeune fille à la chevelure dorée comme le mois de mai et qui cacherait deux délicieuses petites noisettes derrière un drap blanc d'innocence.
On mit le nain dans la boite (le clown étant parti avec la petite amie). On ramassa les assiettes, les couverts et les innombrables bouteilles vides, on rentra la grande table à coups de fouet dans sa cage et on décrocha les banderoles des arbres.
L’équipe de télévision avait déjà levé le camp au pas de course à la recherche d’actualité fraîches, suivis de prés par le jeune politicien et de ses quatre gorilles en chemise blanche.
XVII
Après s'être assurés que personne ne les observaient, les croque-morts sortirent de l'ombre et s'approchèrent à pas lents du corps abandonné. L'office leur imposait la discrétion ; aussi avaient-ils patiemment attendu dans un coin la fin des festivités, occultant leur faim derrière des lunettes noires et fumant un gros cigare. Ils déshabillèrent le récent défunt, lui firent les poches avec professionnalisme et plantèrent leurs crocs dans la chaire encore chaude. C’était tendre, bien plus savoureux que les victimes des pics de pollutions qu’ils récupéraient sur les trottoirs. Le festin terminé, ils récupèrent à l'aide d'un gros aspirateur de chantier ce qu’il restait du jeune défunt et s'en furent dans leur grosse bagnole noire pétaradant.
XVIII
Ne demeurait donc que le teinturier, à quatre pattes au milieu de la rue, occupé à tinturer l'horrible tâche couleur ocre. Et Silencio, assis sur son muret ; lequel ne joue aucun rôle dans cette histoire.